THEMATIQUE PORTRAITS:
"JE" EST UNE AUTRE
En choisissant une thématique formelle, celle du portrait, nous étions loin d’imaginer la vertigineuse et passionnante dégringolade derrière le lapin blanc que cela impliquait. Mais nous avons sauté avec Alice jusqu’au pays des merveilles, celui de la quête de l’Autre, en passant par celle de soi, bien sûr. Evidemment ce thème est aussi ancien que l’art lui-même, mais il résonne aujourd’hui très fort pour une génération inquiète des assignations d’identité. Des films comme celui de Paul B. Preciado, Orlando, qui est une adaptation du roman éponyme de Virginia Woolf est emblématique. A partir de ce roman du XIXème siècle où le personnage principal change de sexe au milieu du récit, le philosophe Paul B. Preciado déplie dans un film ébouriffant une identité multiple et non binaire d’Orlandos dans lesquels il se reconnaît.
Cette multiplicité identitaire se retrouve dans nombre de films présentés. Au long du parcours agité de l’artiste Apolonia suivi par Léa Glob pendant 14 années, dans les propos aussi percutants que centrifuges de Jean-Luc Godard, dans la mise en scène d’un Mehran Tamadon en apprenti martyre, d’un portrait d’une jeune fille sans image à qui Arnaud Des Pallières offre une histoire… Il y a aussi l’autre, la femme désormais inatteignable que traque Kazuo Hara ; l’autre énigmatique, l’enfant, que filment Claire Simon, Victor Kossakovski ou Johan Van der Keuken ; l’autre, comme icône pour Wang Bing ; l’autre enfin qui est « nous » pour Claire Simon.
Annick Peigné-Giuly
Hervé Gauville
Ancien critique à Libération, écrivain, il fut commissaire en 2012 de l’exposition L’amour à mort au FRAC de Corte. Il collabore à la revue Trafic. Il a publié de nombreux essais sur l’art et sur le cinéma.
Federico Rossin
Historien du cinéma, il travaille comme programmateur pour de nombreux festivals. Il a publié plusieurs essais sur le cinéma documentaire, expérimental, le cinéma d’animation et le cinéma italien.
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LE 18ème CORSICA.DOC: UNE EDITION MAJEURE
Le cinéma est un art jeune, et c’est un regard neuf qu’il porte sur les animaux. Non pas celui qui fut celui de la peinture, empreint de religion, de mysticisme ou de mythologie. Non, c’est un regard profondément troublé que porte les cinéastes sur les « non-humains », prolongeant en cela les interrogations des jeunes philosophes d’aujourd’hui. C’est, modestement, que nous esquisserons cette histoire d’un rapport Homme/Animal par les films choisis ici, en écho aux tableaux du Palais Fesch d’Ajaccio.
Les films de la compétition, eux, ne témoigneront pas moins des graves questions qui traversent notre temps. La guerre, la famille, la vieillesse… les jeunes cinéastes font feu de tout bois pour réaliser de puissants gestes cinématographiques.
Une arche de Noé cinématographique
par Federico Rossin
« Si aujourd’hui nous n’observons plus les animaux, eux n’ont pas cessé de le faire. Ils nous regardent car nous avons, depuis la nuit des temps, vécu en leur compagnie. Ils ont nourri nos rêves, habité nos légendes et donné un sens à nos origines. Ils portent à la fois notre différence et la trace de ce que nous croyons avoir perdu. »
John Berger, Pourquoi regarder les animaux ?
Cette programmation est une traversée à la fois ludique, pensive et visionnaire autour de l'univers des animaux, elle interroge et réactive la relation entre l’homme et l’animal, le lien qui au fil de l’histoire se voit transformé par les nouveaux rapports de production du XX e siècle, réduisant l’animal à l’état de bête avant d’en faire un simple produit de consommation. Mais une nouvelle conscience de la relation entre nous et les animaux commence à émerger depuis quelques années. Et comme toujours le cinéma est un merveilleux miroir pour comprendre notre société par le prisme de son imaginaire et de son esthétique.
Le parcours des séances est une surprenante Arche de Noé cinématographique dans laquelle le public ajaccien pourra faire à la fois une expérience de découverte et de partage. Si Werner Herzog interroge radicalement notre anthropomorphisme dans son Grizzly Man (2005), Frederick Wiseman avec son Zoo (1993) nous plonge dans un microcosme animal reconstruit artificiellement, en miroir ironique et impitoyable de notre société. Barbet Schroeder, dans son Koko, le gorille qui parle (1978), dresse un portrait drôle et terrible de notre fantasme d'omnipotence scientifique et éthique sur le monde animal. Roberto Rossellini a réalisé India (1959) de manière expérimentale : le résultat est une éblouissante tentative de décrire la relation durable et fructueuse entre les hommes et les animaux (éléphants, tigres, singes), à travers une structure à épisodes imprégnée d'une profonde empathie: un film qui nous réconcilie avec la Terre Mère (Matri Bhumi) et nous met au même niveau que tous les êtres vivants.
La distance qui nous sépare des animaux
par Olivia Cooper-Hadjian
Les cinéastes ici cités prennent le parti d’adopter vis-à-vis de l’humain une distance à la mesure de celle qui nous sépare des autres animaux. Les bêtes y conservent tout leur mystère, et nous regagnons une partie du nôtre. Car n’est-il pas étrange d’envoyer des chiens dans l’espace ou d’imbriquer de minuscules insectes dans de grandes machines de pointe pour tenter de percer le secret de leur cognition, et peut-être de leur conscience ?
Si l’exploitation n’est pas absente de ces démarches, ces cinéastes la déjouent par leur geste et rétablissent un lien avec l’animal en se mettant physiquement à sa place : Elsa Kremser et Levin Peter suivent le parcours d’une meute de chiens errants, adoptant leur cadence, dans Space Dogs ; Maud Faivre et Marceau Boré montrent la solitude des insectes scrutés dans Modèle animal. Certains rapports sont plus ambigus, comme le montre Homing, où le dérèglement de l’environnement éveille un effort de réparation par des actes de soin.
Le respect qu’imposent les bêtes se mâtine d’envie, jusqu’à l’absurde : on s’imagine échapper à notre propre condition, en tentant d’imiter leurs talents musicaux dans Langue des oiseaux d’Érik Bullot, ou en s’identifiant à leur pouvoir de séduction dans Los que desean d’Elena López Riera.