1. Après un siècle d’existence, le cinéma a quitté son lit. Excédé par le formatage qu’elle suppose, il a rompu les digues où l’enserrait l’industrie. Son territoire s’est élargi. Encouragé par les nouvelles technologies numériques et libéré par les petites caméras digitales, toujours à portée de main, d’une légèreté sans précédent, sa part la plus vivante, comme la plus inventive, se situe désormais en dehors des circuits traditionnels (de formation, de production, de diffusion). Essor de l’autobiographie et du journal filmé, lettres cinématographiées, travail poétique sur les archives, affirmation de l’essai, hétérogénéité des matériaux utilisés, ciné-tracts et pamphlets, cinéma d’ateliers : ces pratiques, naguère minoritaires ou marginales, sont aujourd’hui monnaie courante comme autant de vaccins contre les images dominantes. Au point que leur explosion amène à parler d’un tiers-état du cinéma : d’un cinéma certes dissipé, dispersé, mais peuplé de cinéastes affranchis et de films sans tutelle cherchant toujours à refonder, où l’extrême diversité des usages et des démarches révèle autant d’attitudes et de stratégies individuelles qu’il y a pratiquement de cinéastes. On pourrait dire : un paysage d’images sauvages.
2. Miniatures, mobiles, démocratiques, maniables, enregistrant conjointement les images et les sons consultables dans l’instant : les mini-caméras DV ont déplacé le centre de gravité du cinéma. Sur le modèle de la prise de notes, il est à présent permis de filmer tout le temps et faire un film n'est vraiment plus toute une histoire. D’abord filmer pour voir, par goût de la tentative, au flair ou à l’instinct, mais aussi pour entretenir le rapport à l’outil, pour ne pas perdre la main, puis ensuite s’il y a lieu construire le film comme il travaille, comme il advient. « Les outils existent maintenant pour qu’un cinéma de l’intimité, de la solitude, un cinéma élaboré dans le face-à-face avec soi-même, ait accès à un autre espace que celui du film expérimental », écrit Chris Marker. Caméra-stylo, caméra-burin, caméra-pinceau, caméra-plume : ces termes disent les gestes d’un travail au quotidien, comme un écrivain fait ses pages, comme un musicien compose sa partition, comme un sculpteur dans son atelier. Le cinéaste n’est plus ce chef d’équipe œuvrant en entreprise ; assurant lui-même le cadre et le son, et s’il le veut le montage, occupant dorénavant tous les postes, il est davantage artiste et artisan, accordant ses moyens à ses fins, son esthétique à son mode d’existence. En regard de ces films d’un nouveau genre, la salle de cinéma a cessé d’être le lieu unique de la projection. On montre aujourd’hui des films dans les galeries, dans les granges, dans les jardins, dans les appartements. Accessible à qui veut s’en saisir, désormais le cinéma est partout.
3. De Robert Flaherty, s’installant à peu près seul aux îles d’Aran pendant plus d’un an, avec cuves de développement et banc de montage, filmant le jour, visionnant le soir, montant la nuit avant de tout recommencer, à Dziga Vertov, exhibant à l’écran les viscères de l’Homme à la caméra pour mieux en désigner le processus d’élaboration, les pionniers du cinéma documentaire furent tous des essayistes. En titrant l’un de ses films A propos de Nice, Jean Vigo, le premier, en fit la confession : il ne traiterait pas directement de son sujet, mais voyagerait tout autour, circulant entre les images, dans les méandres d’une pensée vagabonde, dans un jeu perpétuel d’analogies et d’échos, cette expérience devenant au fur et à mesure la matière même du film. Ainsi tout film d’essai se présente-t-il comme un film au travail, se construisant chemin faisant, quand ce qui advient parce qu’on tourne conduit à raturer ce qu’on avait préparé. Ce qui explique son rapport expérimental au montage, lieu d’une relation physique et intime avec la réalité filmée, où il s’agit toujours de transformer le monde en général en un monde en particulier, un monde à soi, un monde en soi. Chris Marker et Jean-Daniel Pollet en feront leur credo quelques années plus tard, donnant alors au genre ses lettres de noblesse.
4. Entre deux longs métrages, Pier Paolo Pasolini n’arrêtait pas de tourner. Avec une équipe réduite, il réalisait des appunti, ensemble de notes au croisement du carnet intime et du journal de voyage, de l’essai philosophique et du repérage filmé. Dans le même esprit, Robert Kramer concevait seul ce qu’il appelait ses « entremets », courtes méditations cinématographiques à propos de l’état du monde comme il l’éprouvait. Tout au long de l’Histoire, de très grands cinéastes, pourtant actifs dans l’industrie et reconnus par elle, ont choisi d’en sortir. Il y eut d’abord Roberto Rossellini, puis Orson Welles, et depuis quinze ans d’importantes figures du cinéma d’auteur : Chris Marker, Jean-Luc Godard, Alain Cavalier, Agnès Varda, Abbas Kiarostami. A l’exemple de Jean Rouch ou de Boris Lehman, d’autres, pour être plus à l’aise, ont tout simplement préféré ne jamais y entrer, assurance qu’ils se donnaient de pouvoir filmer tous les jours et d’être cinéastes à temps plein. Tous ont partagé le même souci d’un cinéma vécu différemment, hors des lourdeurs du système, en quête d’un geste artistique spécifique où non seulement rien ne serait jamais joué d’avance, mais où le rapport au monde se révélerait puis se préciserait au cœur de l’acte cinématographique lui-même, dans le présent du tournage et du montage, dans la disponibilité à leurs aléas. Cette histoire-là, artistique et technique, reste à écrire : elle est celle du cinéma léger, d’un cinéma humble et dépouillé, envisagé dans son plus simple appareil, offrant une ascendance aux films qui prédominent aujourd’hui.
5. 1967-1974, Besançon-Sochaux : une poignée de techniciens du cinéma, d’un côté, une vingtaine d’ouvriers franc-comtois, de l’autre, choisissent de s’associer librement sous le nom de groupes Medvedkine et de consacrer du temps, de l’énergie, de la réflexion, à faire des films ensemble. Chris Marker fut celui qui mit le feu aux poudres, allumant la mèche comme on allume un réverbère. Ensuite, le coup partit tout seul : caméra et nagra circulèrent de proche en proche, de main en main, sans découpage ni feuille de route, servant d’abord à faire passer des idées, des visages, des colères, des chimères, raccordant bouts des uns aux bouts des autres dans le même espace commun. Un cauchemar de producteur, mais un pur précipité de cinéma, libre de droit, propriété de tous. A l’arrivée, on note quinze films, parmi les plus beaux du monde, ciné-journal d’une classe ouvrière se mettant à l’école du cinéma pour rendre compte par elle-même de ses conditions d’existence, trouvant dans la joie de faire et la beauté du geste l’origine et la raison des choses. A ceux qui n’y croyaient pas, s’étonnant que tout le monde puisse faire du cinéma, ils répondaient que la technique se maîtrise vite, surtout quand on est ouvrier, le reste tenant en quelques questions : « Quel film ? Avec qui ? Pour qui ? Pourquoi ? De quel point de vue et pour quelle expression de soi ? » Aux groupes Medvedkine on doit cette évidence : le cinéma n’est pas un métier, mais une pratique, un art d’aimer.
6. Filmer sa famille, filmer les siens : cette activité resta longtemps confinée dans la sphère privée. Elle prédomine aujourd’hui dans le cinéma documentaire. Ce qui était de l’ordre de l’intime, voire du secret, peut à présent être divulgué comme la formulation d’une expérience partageable. Nathalie Combe et Yann Sinic, Naomi Kawase, Joseph Morder, Claudio Pazienza, David Perlov, Anri Sala, Olivier Smolders, Gaëlle Vu : entre pudeur et impudeur, violence et douceur, travail sur les archives et jeu sur les codes de la représentation, s’il arrive encore que l’on filme le bonheur de ses propres enfants (Eric Bullot, Eric Pauwels), ce qui traverse les œuvres est plus régulièrement la douleur ou le trouble d’être soi même fille ou fils d’une histoire, héritier d’un passé familial qui justement ne passe pas. Interroger ses parents - quitte à les mettre en scène – ou se rapprocher des aïeux : le besoin d’en savoir plus quant à ses propres origines, la question de la transmission, l’expression d’une inquiétude dans un monde sans repères stables est aussi ce qui fonde un désir de cinéma comme moyen de faire lien. Roberto Rossellini (Voyage en Italie), Jean Eustache (Numéro zéro) ou Johan van der Keuken (Last Words/My Sister Joke) avaient depuis longtemps ouvert ce chemin.
7. Laissant la stricte captation du monde aux caméras de surveillance et aux médias télévisés, de nombreux cinéastes ont changé d’attitude face aux réalités qu’ils entendent exprimer. Leur projet s’est précisé : non plus seulement filmer le monde, mais se filmer dans le monde en tant que sujet filmant, attester de leur présence par une incarnation physique à l’image (faire entendre sa voix, tenir soi même la caméra, apparaître devant l’objectif comme partenaire et acteur, non comme simple observateur). Jean Rouch, Boris Lehman, Pierre Perrault, Jean-Luc Godard, Robert Kramer, Johan van der Keuken, Denis Gheerbrant, Alain Cavalier furent en ce sens des précurseurs. A leur exemple, le geste documentaire comporte désormais une implication personnelle clairement revendiquée. La mise en scène, la mise en jeu, de l’acte cinématographique comme prise de risque et participation des cinéastes à ce qu’ils filment parachève la mutation du cinéma documentaire observée depuis quelques années, le révélant pour ce qu’il est : une forme de moins en moins déguisée de l’autobiographie. Filmer le réel, c’est aussi choisir de se laisser travailler par lui, donner à voir les traces cinématographiques de ce travail et finalement se raconter. Filmer un rapport au au monde, c’est aussi assumer la part de fiction qui est en soi. (Patrick Leboutte)
LE 18ème CORSICA.DOC: UNE EDITION MAJEURE
Le cinéma est un art jeune, et c’est un regard neuf qu’il porte sur les animaux. Non pas celui qui fut celui de la peinture, empreint de religion, de mysticisme ou de mythologie. Non, c’est un regard profondément troublé que porte les cinéastes sur les « non-humains », prolongeant en cela les interrogations des jeunes philosophes d’aujourd’hui. C’est, modestement, que nous esquisserons cette histoire d’un rapport Homme/Animal par les films choisis ici, en écho aux tableaux du Palais Fesch d’Ajaccio.
Les films de la compétition, eux, ne témoigneront pas moins des graves questions qui traversent notre temps. La guerre, la famille, la vieillesse… les jeunes cinéastes font feu de tout bois pour réaliser de puissants gestes cinématographiques.
Une arche de Noé cinématographique
par Federico Rossin
« Si aujourd’hui nous n’observons plus les animaux, eux n’ont pas cessé de le faire. Ils nous regardent car nous avons, depuis la nuit des temps, vécu en leur compagnie. Ils ont nourri nos rêves, habité nos légendes et donné un sens à nos origines. Ils portent à la fois notre différence et la trace de ce que nous croyons avoir perdu. »
John Berger, Pourquoi regarder les animaux ?
Cette programmation est une traversée à la fois ludique, pensive et visionnaire autour de l'univers des animaux, elle interroge et réactive la relation entre l’homme et l’animal, le lien qui au fil de l’histoire se voit transformé par les nouveaux rapports de production du XX e siècle, réduisant l’animal à l’état de bête avant d’en faire un simple produit de consommation. Mais une nouvelle conscience de la relation entre nous et les animaux commence à émerger depuis quelques années. Et comme toujours le cinéma est un merveilleux miroir pour comprendre notre société par le prisme de son imaginaire et de son esthétique.
Le parcours des séances est une surprenante Arche de Noé cinématographique dans laquelle le public ajaccien pourra faire à la fois une expérience de découverte et de partage. Si Werner Herzog interroge radicalement notre anthropomorphisme dans son Grizzly Man (2005), Frederick Wiseman avec son Zoo (1993) nous plonge dans un microcosme animal reconstruit artificiellement, en miroir ironique et impitoyable de notre société. Barbet Schroeder, dans son Koko, le gorille qui parle (1978), dresse un portrait drôle et terrible de notre fantasme d'omnipotence scientifique et éthique sur le monde animal. Roberto Rossellini a réalisé India (1959) de manière expérimentale : le résultat est une éblouissante tentative de décrire la relation durable et fructueuse entre les hommes et les animaux (éléphants, tigres, singes), à travers une structure à épisodes imprégnée d'une profonde empathie: un film qui nous réconcilie avec la Terre Mère (Matri Bhumi) et nous met au même niveau que tous les êtres vivants.
La distance qui nous sépare des animaux
par Olivia Cooper-Hadjian
Les cinéastes ici cités prennent le parti d’adopter vis-à-vis de l’humain une distance à la mesure de celle qui nous sépare des autres animaux. Les bêtes y conservent tout leur mystère, et nous regagnons une partie du nôtre. Car n’est-il pas étrange d’envoyer des chiens dans l’espace ou d’imbriquer de minuscules insectes dans de grandes machines de pointe pour tenter de percer le secret de leur cognition, et peut-être de leur conscience ?
Si l’exploitation n’est pas absente de ces démarches, ces cinéastes la déjouent par leur geste et rétablissent un lien avec l’animal en se mettant physiquement à sa place : Elsa Kremser et Levin Peter suivent le parcours d’une meute de chiens errants, adoptant leur cadence, dans Space Dogs ; Maud Faivre et Marceau Boré montrent la solitude des insectes scrutés dans Modèle animal. Certains rapports sont plus ambigus, comme le montre Homing, où le dérèglement de l’environnement éveille un effort de réparation par des actes de soin.
Le respect qu’imposent les bêtes se mâtine d’envie, jusqu’à l’absurde : on s’imagine échapper à notre propre condition, en tentant d’imiter leurs talents musicaux dans Langue des oiseaux d’Érik Bullot, ou en s’identifiant à leur pouvoir de séduction dans Los que desean d’Elena López Riera.