« Nous sommes devenus en tout point plus modestes. Nous ne cherchons plus l'origine de l’homme dans l’ "esprit", dans la "nature divine", nous l’avons replacé au rang des animaux. (...) Il n’est en rien le "couronnement de la création" : comparé a lui, tout être a atteint le même degré de perfection ». Alors que nous ne sommes pas encore sortis d’une pandémie qui nous rappelle combien nos corps sont perméables aux autres espèces, les mots de Nietzsche prennent une singulière résonance. Nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la nature, et la frontière arbitraire que nous avions érigée entre les mondes naturels et culturels n’a plus lieu d’être, tant elle se trouve en pratique constamment remise en cause par les circulations, contaminations, greffes, incorporations, digestions et symbioses entre espèces.
Nul art mieux que le cinéma n’a enregistré avec autant de détail et de poésie ces circulations et ces échanges entre les vivants : depuis les fables zoologiques de Jean Painlevé jusqu’aux vidéodrames de la rencontre d’un trappeur et d’un ours chez Werner Herzog (Grizzly Man), en passant par les utopies d’un retour à la vie sauvage du Monte Verita d’Henry Colomer, les films de cette programmation parcourent une histoire de continuité et non de ruptures, de porosité et non de frontières, entre les formes du vivant et les formes filmiques. Récits d’une Amérique disparue, celle de la Wilderness d’Henry David Thoreau, The Last Hillbilly de Thomas Jenkoe et Diane Sara Bouzgarrou et Sweetgrass de Llisa Barbash et Lucien Castaing-Taylor convoquent le souvenir des films de John Ford ou de Howard Hawks pour raconter la fin d’un monde où les animaux et les humains cohabitaient dans l’harmonie.
À l’heure de l’industrialisation de la nature et de la dénaturalisation des animaux, les films sont aussi les témoins de l’extinction des espèces : voilà presque cinquante ans que Chris Marker et Mario Ruspoli dénonçait dans Vive la baleine !la confusion du « vivant » avec une « ressource » exploitable jusqu’à épuisement. Ces dix dernières années, 160 espèces animales se sont éteintes. Bientôt nous irons nous promener dans les forêts comme dans d’immenses cimetières abritant la mémoire de ces fantômes, pareils aux touristes d’Acid Forest de Rugilė Barzdžiukaitė. Ou bien peut-être chercherons-nous un refuge, loin de la fureur du monde, comme le marin de Two Years at Sea de Ben Rivers, pour retisser nos relations avec les autres vivants.
Alice Leroy
Alice Leroy, conseillère programmation Corsica.Doc
Alice Leroy est maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Gustave Eiffel. Elle est membre de la rédaction des Cahiers du cinéma et de la revue Panthère Première. Elle dirige, avec Antonio Somaïni, la collection « Images, Médiums » aux éditions Mimésis et est également programmatrice associée au festival international de films documentaires Cinéma du Réel au Centre Pompidou, ainsi qu’au Festival du Film Français de Stockholm.
LE 18ème CORSICA.DOC: UNE EDITION MAJEURE
Le cinéma est un art jeune, et c’est un regard neuf qu’il porte sur les animaux. Non pas celui qui fut celui de la peinture, empreint de religion, de mysticisme ou de mythologie. Non, c’est un regard profondément troublé que porte les cinéastes sur les « non-humains », prolongeant en cela les interrogations des jeunes philosophes d’aujourd’hui. C’est, modestement, que nous esquisserons cette histoire d’un rapport Homme/Animal par les films choisis ici, en écho aux tableaux du Palais Fesch d’Ajaccio.
Les films de la compétition, eux, ne témoigneront pas moins des graves questions qui traversent notre temps. La guerre, la famille, la vieillesse… les jeunes cinéastes font feu de tout bois pour réaliser de puissants gestes cinématographiques.
Une arche de Noé cinématographique
par Federico Rossin
« Si aujourd’hui nous n’observons plus les animaux, eux n’ont pas cessé de le faire. Ils nous regardent car nous avons, depuis la nuit des temps, vécu en leur compagnie. Ils ont nourri nos rêves, habité nos légendes et donné un sens à nos origines. Ils portent à la fois notre différence et la trace de ce que nous croyons avoir perdu. »
John Berger, Pourquoi regarder les animaux ?
Cette programmation est une traversée à la fois ludique, pensive et visionnaire autour de l'univers des animaux, elle interroge et réactive la relation entre l’homme et l’animal, le lien qui au fil de l’histoire se voit transformé par les nouveaux rapports de production du XX e siècle, réduisant l’animal à l’état de bête avant d’en faire un simple produit de consommation. Mais une nouvelle conscience de la relation entre nous et les animaux commence à émerger depuis quelques années. Et comme toujours le cinéma est un merveilleux miroir pour comprendre notre société par le prisme de son imaginaire et de son esthétique.
Le parcours des séances est une surprenante Arche de Noé cinématographique dans laquelle le public ajaccien pourra faire à la fois une expérience de découverte et de partage. Si Werner Herzog interroge radicalement notre anthropomorphisme dans son Grizzly Man (2005), Frederick Wiseman avec son Zoo (1993) nous plonge dans un microcosme animal reconstruit artificiellement, en miroir ironique et impitoyable de notre société. Barbet Schroeder, dans son Koko, le gorille qui parle (1978), dresse un portrait drôle et terrible de notre fantasme d'omnipotence scientifique et éthique sur le monde animal. Roberto Rossellini a réalisé India (1959) de manière expérimentale : le résultat est une éblouissante tentative de décrire la relation durable et fructueuse entre les hommes et les animaux (éléphants, tigres, singes), à travers une structure à épisodes imprégnée d'une profonde empathie: un film qui nous réconcilie avec la Terre Mère (Matri Bhumi) et nous met au même niveau que tous les êtres vivants.
La distance qui nous sépare des animaux
par Olivia Cooper-Hadjian
Les cinéastes ici cités prennent le parti d’adopter vis-à-vis de l’humain une distance à la mesure de celle qui nous sépare des autres animaux. Les bêtes y conservent tout leur mystère, et nous regagnons une partie du nôtre. Car n’est-il pas étrange d’envoyer des chiens dans l’espace ou d’imbriquer de minuscules insectes dans de grandes machines de pointe pour tenter de percer le secret de leur cognition, et peut-être de leur conscience ?
Si l’exploitation n’est pas absente de ces démarches, ces cinéastes la déjouent par leur geste et rétablissent un lien avec l’animal en se mettant physiquement à sa place : Elsa Kremser et Levin Peter suivent le parcours d’une meute de chiens errants, adoptant leur cadence, dans Space Dogs ; Maud Faivre et Marceau Boré montrent la solitude des insectes scrutés dans Modèle animal. Certains rapports sont plus ambigus, comme le montre Homing, où le dérèglement de l’environnement éveille un effort de réparation par des actes de soin.
Le respect qu’imposent les bêtes se mâtine d’envie, jusqu’à l’absurde : on s’imagine échapper à notre propre condition, en tentant d’imiter leurs talents musicaux dans Langue des oiseaux d’Érik Bullot, ou en s’identifiant à leur pouvoir de séduction dans Los que desean d’Elena López Riera.